XVII
ET TOUT ÇA POUR QUOI

Bolitho observait dans une petite lunette. Sa peau lui paraissait douce, après la séance de rasage que lui avait prodiguée Allday en prenant tout son temps. Le vaisseau était plongé dans une obscurité totale et, avec ces nuages bas, le jour allait tarder à se lever. Pourtant, le bâtiment se réveillait. Des hommes s’agitaient, des odeurs de déjeuner flottaient dans l’air humide.

Et supposons que j’aie tort ? il surprit son image réfléchie par l’oculaire, il souriait. Cela lui était arrivé tant de fois, sur tant de bâtiments, de mers et d’océans. Il savait qu’il ne se trompait pas. Sa conviction ne résultait pas seulement des calculs de York sur la carte, de l’heure estimée d’arrivée du convoi à Halifax. Non, c’était plus profond que cela, bien plus profond. Comme chez tous les hommes qui se battent pour vivre, mais sont condamnés à connaître le danger, voire la mort. Tant et tant de fois.

Allday savait tout cela, lui aussi, mais il n’avait pas dit grand-chose en ce petit matin frisquet, sur le grand océan de l’Ouest.

Bolitho lui avait à peine touché un mot de son fils, John Bankart.

Allday avait hésité, son rasoir affûté suspendu en l’air.

— Je voudrais me convaincre qu’il est mon fils, sir Richard. Mais il y a comme un mur entre nous. On est des étrangers, comme la première fois où je l’ai vu.

Bolitho effleura le médaillon caché sous sa chemise. Une chemise propre, bien fraîche, l’une des meilleures qu’ait emportées Ozzard. Pourquoi en ressentait-il le besoin ? Allday lui avait rapporté ce que lui avait dit son fils. Que les plus gros des bâtiments de guerre américains avaient embarqué la crème des tireurs d’élite, d’anciens hommes des bois qui vivaient grâce à la précision de leur tir. C’était folie, à coup sûr, de leur offrir une cible aussi belle qu’un amiral avec son bicorne et ses épaulettes, sans parler d’un commandant. Il avait tenu le même discours à Tyacke, ce qui lui avait valu une réponse sèche et évasive, semblable à l’homme lui-même.

— Je suis fier de ce vaisseau, sir Richard. Il est mien, et je le connais plus à fond que je ne l’aurais cru possible. Et je veux que nos hommes me voient, qu’ils sachent que je suis avec eux, même aux pires moments – il avait fait l’un de ses sourires engageants : Et je crois bien que j’ai appris cela de quelqu’un, quelqu’un qui n’est pas très loin d’ici !

Bolitho grimaça en se frottant l’œil. Mais si j’ai mal jaugé la situation, Beer aura rassemblé ses bâtiments pour attaquer le convoi. Même la Walkyrie et ses modestes conserves ne survivraient pas à pareil massacre.

Ozzard sortit de l’ombre avec sa vareuse en gros drap. Bolitho lui dit :

— Si nous combattons, vous descendrez dans les fonds.

— Merci, sir Richard – il hésita : Je serai prêt, si vous avez besoin de moi.

Bolitho lui sourit. Pauvre Ozzard. Il trouvait toujours refuge sous la flottaison lorsque la bataille faisait rage, comme il l’avait fait à bord du vieil Hypérion quand il avait commencé à sombrer. Allday avait même laissé entendre qu’il avait eu l’intention de rester là et de périr avec le vieux vaisseau, comme tant d’autres qui avaient subi ce sort ce jour-là. Comment l’Hypérion s’est frayé un chemin : la ballade était toujours aussi populaire dans les bars à matelots et les tavernes.

Trop de fantômes, songeait-il, navires et hommes, hommes et navires. Trop de vies perdues, bien trop…

Quelqu’un frappa à la porte, Tyacke entra. Son unique épaulette brillait à la lueur du fanal qui se balançait.

— Le vent refuse un brin, sir Richard, il est maintenant en gros suroît quart ouest. Mais il reste bien établi.

Il leva les yeux au plafond, comme s’il voyait les vergues et les voiles arisées.

— Dès qu’on le laissera faire, il volera !

Bolitho essaya de remettre ses pensées en ordre.

— Dès que ce sera possible, James, signalez aux frégates de se rapprocher. Le Pic-Vert reste bien au vent.

Ce serait le seul et dernier témoin, si les choses tournaient mal.

— Je me demandais, reprit Tyacke, si nous ne pourrions pas signaler à La Fringante de permuter de poste avec le Reaper. Un commandant avec un navire nouveau pour lui, un bâtiment avec un nouveau commandant – il haussa les épaules : Je crois que le Reaper serait mieux à sa place plus près de l’ennemi.

Ainsi donc, même Tyacke revenait à la charge. Bolitho répondit :

— C’est ce que j’avais l’intention de faire, James. Si j’ai raison…

Tyacke s’exclama :

— Vous voulez dire que le commodore Beer a prévu ce mouvement, et qu’il nous aura dépassés pendant la nuit ?

Bolitho effleura le médaillon une fois encore. Il était tout tiède contre sa peau.

— N’est-ce pas ce que vous auriez fait ? Prendre l’avantage du vent si vous en aviez la possibilité ? Et si nous fuyons, nous finissons par nous faire coincer contre la côte sous le vent, exact ?

Tyacke réagit aussitôt :

— Parfois, sir Richard, vous me laissez pantois. Mais fuir ? Jamais, tant qu’il me restera un souffle !

Il écoutait les bruits de pas au-dessus d’eux. Identifiant chaque son, connaissant les forces et les faiblesses de chacun des hommes.

— Vous avez fait une belle action, James. La force d’un bâtiment. Quel dommage, quand on pense que ce genre d’histoire n’a jamais les honneurs de la Gazette.

— Bon sang, je veux bien être damné si je découvre comment cela vous est revenu aux oreilles, mais cela lui aura permis de réfléchir à des choses plus importantes que sa petite personne.

Allday entra sans bruit.

— L’horizon laisse tomber son manteau, sir Richard – il jeta un coup d’œil aux sabres : Mais on n’y voit encore rien.

Tyacke sourit avant de quitter la chambre, non sans lâcher par-dessus l’épaule :

— Ce fils que vous avez, il pourrait bien changer d’avis et s’engager chez nous, Allday !

Allday regarda la porte se refermer.

— Ce n’est pas une plaisanterie, sir Richard.

Bolitho lui prit le bras.

— Je sais.

Mais ce n’était pas le moment de penser à ce genre de choses. Un homme pouvait mourir, dans un moment de distraction. Il lui demanda :

— Comment vous sentez-vous, mon vieux ?

La question parut surprendre Allday, puis un large sourire éclaira son visage :

— On en a vu d’autres, sir Richard – il haussa les épaules : Maintenant ou jamais…

Bolitho hocha la tête. Il flottait une odeur de rhum dans la chambre et, une fois de plus, il se sentait tout ému par la fidélité inébranlable et le dévouement d’Allday.

— Buvez donc un autre godet, mon vieux.

Il balaya du regard la chambre spacieuse. Un endroit conçu pour la réflexion, pour le souvenir et où il pouvait venir se réfugier. Tout son être lui disait, comme c’était le cas pour Allday, que l’heure était venue.

Il franchit la portière et aperçut une escouade de fusiliers auxquels le sergent Chaddock faisait passer l’inspection des armes. Ils étaient tellement occupés qu’ils ne le virent pas et ils ne levèrent même pas les yeux sur son passage.

Il avait l’impression d’être devenu invisible. Comme l’un de ces antiques fantômes dont devait regorger ce vieux vaisseau.

Il s’accroupit devant un sabord ouvert. Sous ses doigts, la pièce de vingt-quatre-livres était glaciale. C’est pour bientôt.

Il faisait très sombre, seules quelques crêtes blanches se soulevaient sous les œuvres vives. On voyait aussi une traînée de couleur. L’horizon à l’est.

Oh, Kate chérie, pense à moi, pense à nous !

Sa peau se réveillait au contact des embruns, et il crut entendre sa voix qui dominait les bruits de la mer et du vaisseau.

Ne me quitte pas !

Posant son front sur la volée noire du canon, il répéta : « Jamais ! »

 

Le capitaine de vaisseau James Tyacke s’arrêta devant la chambre des cartes, domaine d’Isaac York, et passa la tête pour apercevoir le maître pilote serré contre la table avec trois de ses adjoints.

York lui sourit. Son œil acéré avait remarqué la vareuse de grande tenue et l’épaulette qui brillait.

— Vous êtes debout de bon matin, commandant.

Par-dessus l’épaule d’un aide, Tyacke jeta tin œil au journal de bord grand ouvert. Sur la première page, York, de son écriture ferme, avait inscrit la date : « 12 septembre 1812 ». Le tout complété, en tête de colonne, par la position estimée. Leurs regards se croisèrent ; York ne se faisait aucune illusion, lui non plus.

Tyacke fit un signe de tête aux aides pilotes.

— Messieurs, faites bonne veille. Vous allez apprendre beaucoup de choses de votre adversaire.

Il quitta le réduit et sortit sur le pont où l’attendait un spectacle d’argent, de bleu sombre et quelques plages dans lesquelles l’obscurité résistait encore. Ciel et mer. Il devina que Scarlett s’approchait derrière lui, mal à l’aise. Mais il n’avait apparemment pas peur, c’était déjà ça.

Faisant brusquement volte-face, il lui demanda :

— Qu’est-ce qui ne va pas, mon vieux ? Je vous l’ai dit en prenant mon commandement, je commande le vaisseau amiral de Sir Richard, mais je reste votre commandant. Crachez le morceau. J’ai l’impression que nous serons trop occupés par autre chose sous peu !

Scarlett s’humecta les lèvres. Il avait le regard vague, comme si tout cela ne l’intéressait guère, en dépit de ce que cette journée risquait de leur réserver.

Tyacke sentait son impatience grandir.

— A la vérité, je ne puis vous être d’une grande aide si vous restez muet, monsieur. De quoi s’agit-il ? D’une femme ? Vous auriez eu un enfant ?

Scarlett hocha négativement la tête.

— J’aimerais bien que ce soit aussi simple, commandant.

— Alors, l’argent ? – il vit que le coup avait fait but : Les cartes ?

Scarlett fit signe que oui.

— J’ai des dettes, commandant, de très grosses dettes.

Tyacke le contemplait sans aucune pitié.

— Dans ce cas, c’est que vous êtes un imbécile. Mais nous parlerons plus tard de tout cela. Il se peut que je sois en mesure de vous aider – il durcit le ton : Aujourd’hui, vous allez devoir donner le meilleur de vous-même. C’est le jour de L’Indomptable !

Puis il regagna l’arrière pour inspecter les voiles et huniers cargués, la marque de l’amiral et la flamme qui fouettait au vent au milieu des nuages gris en fuite.

Il entendit un bruit de meule. Duff, le canonnier, avait mis ses hommes à l’ouvrage, ils affûtaient coutelas et haches d’abordage. Le spectacle n’avait pas dû être très différent, avant Crécy et Azincourt, songeait-il. Il aperçut l’enseigne provisoire Blythe en grande conversation avec Protherœ, leur troisième lieutenant. Il portait encore ses parements blancs d’aspirant, mais, à bord d’un bâtiment de guerre, les nouvelles se répandaient comme une traînée de poudre. Désormais, Blythe est devenu l’un des leurs. Tyacke eut un sourire amer. Ou du moins, il va bientôt le devenir, s’il veut bien écouter ce qu’on lui dit, pour changer.

Allday passa près de lui, soupesant son couteau dans sa main pour vérifier son équilibre. Quelques marins essayèrent de lui dire un mot, mais il semblait ne rien entendre.

Arrivé au pied de l’échelle de dunette, Allday s’agrippa à la lisse car L’Indomptable plongeait dans une longue Larne de l’Atlantique, projetant violemment des embruns sur la figure de proue, le lion dressé qui montrait ses griffes.

— Que fais-tu ici ?

Son fils, un coutelas passé à la ceinture, se tourna vers lui en haussant les épaules.

— Le bosco m’a affecté à l’arrière.

Allday essaya de prendre cela à la plaisanterie.

— Ce vieux Sam sait sans doute que tu ne vaux rien comme gabier volant ! Au moins, à l’arrière, t’auras pas trop à manier les bouts !

Malgré tout, il était troublé. Sur tout bâtiment, la dunette était un endroit de choix pour les tireurs d’élite et les pierriers ; il en avait toujours été ainsi. C’est ici que commençait et que se terminait la chaîne de commandement. Nombre de fusiliers étaient également affectés là, car, avec leurs chaussures et leur équipement, ils n’étaient pas d’un grand secours quand il s’agissait de travailler dans les hauts.

Allday croisa les bras.

— On risque de se battre contre les tiens dans pas très longtemps, mon garçon, fais bien attention à toi.

Bankart lui jeta un regard triste.

— Je voulais vivre en paix, voilà tout. Le commandant Adam, c’est lui qu’a compris le premier. Pourquoi ne veux-tu pas en faire autant ? De quelque bord qu’on soye, y’a toujours un pavillon ou un autre. J’espérais trouver la paix en Amérique.

Allday répliqua d’un ton bourru :

— Quand on sera rentrés à la maison, mon fiston, souviens-toi juste de ce que ça a coûté à quelques-uns d’entre nous. Ma femme, Unis, son mari s’est fait tuer à bord du vieil Hypérion, et son frère John a perdu une jambe quand il servait au 31e Huntingdonshire. Tu verras qu’il y a à Falmouth plein de gars qui se sont fait estropier et que Sir Richard il leur a trouvé du boulot.

— Et toi – il hésita : Papa ?

— J’ai plus que ce que n’importe qui peut espérer. Unis, et à présent, ma petite Kate. Elles m’attendent toutes les deux. Et puis maintenant, y’a toi, John – ses yeux pétillèrent : Trois John tout compris, pas vrai ?

Bankart sourit. Il se sentait étrangement fier de ce colosse qui, une fois n’est pas coutume, ne trouvait pas ses mots.

Ils se tournèrent d’un seul mouvement vers les nuages en entendant la vigie crier :

— Reaper en vue dans le sudet, commandant !

La frégate devait se trouver pile dans la tache argentée qui allait s’élargissant. La première voile qu’ils voyaient de la journée.

Allday aperçut Tyacke et Daubeny, qui était de quart, s’entretenir. Ils regardaient le pont supérieur et les passavants, la lumière montait toujours à l’horizon, comme l’eau qui passe par-dessus un barrage. Allday entendit Daubeny ordonner :

— En haut, monsieur Blisset, et prenez une lunette, espèce d’idiot !

L’œil brillant, l’aspirant se précipita dans les enfléchures avec l’agilité d’un singe et Allday murmura : « Fieffé impertinent qu’il est çui-ci ! L’a osé me demander comment qu’était la marine de mon temps ! »

Tout le monde se tut lorsque la voix flûtée de Blisset annonça depuis le croisillon :

— Ohé du pont ! Du Pic-Vert, répété par le Reaper, voile en vue dans le suroît !

— Présentez mes respects à l’amiral, monsieur Scarlett, lui dit Tyacke, et…

— J’ai entendu, commandant.

Bolitho attendit que le pont se stabilise avant de gagner sans se presser la lisse de dunette. Tyacke et lui se saluèrent cérémonieusement.

Allday observait la scène. Cela le mettait toujours sur les nerfs, même s’il savait que Sir Richard ne soupçonnerait pas une seule seconde ce genre de réaction chez son « chêne ».

Il voulut dire un mot à son fils, mais le gros bosco, Sam Hockenbhull, l’avait déjà rappelé à l’arrière.

Allday sentait sa douleur de poitrine se réveiller ; un avertissement. Elle ne le laissait jamais complètement tranquille, elle ne lui permettait jamais d’oublier ce jour où il s’était fait tailler en pièces par le sabre d’un Espagnol, et où Bolitho avait été à deux doigts de se rendre pour le sauver.

Toujours cette souffrance.

Tyacke chercha des yeux un autre aspirant.

— Faites l’aperçu, monsieur Arlington.

Puis il se tourna vers Bolitho, attendant l’inéluctable. Bolitho laissait son regard errer parmi toutes ces silhouettes immobiles. Certains levaient les yeux vers le perchoir de la vigie comme s’ils espéraient qu’elle s’était trompée.

Bolitho surprit le regard d’Allday. Se souvenait-il, ou bien essayait-il d’oublier ? Il lui sourit, Allday leva la main comme pour le saluer discrètement.

— Quand vous voudrez, commandant.

Tyacke tourna les talons. Son visage défiguré se détachait, sévère, dans les premiers rayons argentés.

— Rappelez aux postes de combat, monsieur Scarlett, je vous prie !

Avery était là, lui aussi, ainsi que l’aspirant le plus ancien, Carleton, celui qui avait remplacé Blythe lorsque celui-ci avait posé le pied sur le premier échelon de sa carrière.

Avery lui ordonna :

— Signalez au Reaper, répété au Pic-Vert : Rapprochez-vous de l’amiral.

Puis il jeta un coup d’œil à Bolitho qui souriait au commandant. Comme s’ils s’échangeaient une dernière poignée de main. Il songeait à sa sœur, dans ses vêtements misérables, à sa façon de l’embrasser la dernière fois qu’il l’avait vue.

Tambours et fifres se disposaient en rang et remettaient leurs baudriers bien briqués en place. Baguettes et instruments croisés à hauteur des yeux, ils attendaient leur sergent.

— Envoyez !

Les tambours se mirent à battre, étouffant le bruit des hommes qui, pieds nus, arrivaient en courant pour tout dégager de l’avant à l’arrière, et ouvrir ainsi deux batteries sur toute la longueur du vaisseau.

Bolitho suivait le spectacle, impassible. Même derrière son bureau, il ne resterait rien qui puisse gêner marins et fusiliers lorsque commencerait la bataille. On avait tout évacué : les cadeaux de Catherine, les sonnets de Shakespeare reliés de cuir vert, la cave à vin qu’elle avait fait décorer avec les armes des Bolitho et leur devise : Pour la liberté de mon pays.

Il revoyait encore son père suivre du bout des doigts ces lettres sur le manteau de la grande cheminée, à Falmouth… Il devait faire froid en Cornouailles, le vent venu de la mer et les lames se brisaient sur les falaises. Là où Zénoria s’était jetée dans le vide, brisant le cœur d’Adam… On avait tout descendu dans les fonds. Quelques portraits peut-être, les chaises du carré, une boîte en métal avec les bourses, une montre de famille, la mèche de cheveux d’un être aimé.

— Parés aux postes de combat, commandant !

Scarlett semblait hors d’haleine, alors qu’il n’avait pas bougé. Tyacke commenta, laconique :

— Neuf minutes, monsieur Scarlett ! Ils vous font honneur, monsieur !

Bolitho effleura son œil. Venant de Tyacke, c’était un beau compliment. Ou était-il préoccupé par les ennuis de Scarlett ?

— Ohé du pont ! Voile en vue dans le noroît ! – puis la voix aiguë de l’aspirant Blisset : C’est La Fringante, commandant !

Ce qui arracha un sourire à Tyacke :

— Tiens, j’avais oublié cette crevette ! Faites l’aperçu, mais dites à La Fringante de garder son poste.

Bolitho fit un signe de tête à Avery. Lequel prit le bras de l’aspirant des signaux, qui sursauta comme s’il avait été frappé par une balle de mousquet.

— Hissez à bloc les pavillons de combat, monsieur Carleton !

Qu’est-ce que je ressens ? Avery fit jouer son sabre dans son fourreau et surprit le regard de l’un des canonniers de la dunette. Non, je ne ressens rien du tout. Rien que le besoin d’être ici. Il se tourna vers Bolitho, qu’il voyait de profil, si calme, occupé à regarder l’horizon en attendant le premier signe de l’ennemi. Par-dessus tout, je souhaite servir cet homme.

— Ohé du pont ! Nouvelle voile dans le suroît ! Un bâtiment de guerre, commandant !

Avery s’attendait à ce que cette annonce suscite la surprise, pour ne pas dire l’incrédulité chez celui dont il observait toujours le profil. Mais non, rien que le soulagement. Il se redit ce à quoi il venait de songer. Aucun autre.

Bolitho restait là à contempler la mer et tous ses hommes qui attendaient ses ordres.

Le petit Pic-Vert les alerterait avant de courir se mettre à l’abri de ces gros canons. Deux vaisseaux donc, comme il l’avait prévu. Le second devait être le Baltimore.

— Fusiliers, à vos postes !

Les soldats grimpèrent dans les enfléchures de chaque bord pour gagner leurs positions dans les hunes de combat. On avait choisi ceux qui étaient connus pour être les meilleurs tireurs. Du moins, trois d’entre eux, dont Tyacke avait découvert qu’ils étaient d’anciens braconniers. Les autres traversèrent la dunette pour s’aligner derrière les filets où l’on avait serré les branles. L’air sévère, baïonnette au canon. Le capitaine Cedric du Cann, l’allure débonnaire, les observait d’un œil froid et professionnel, la figure aussi rouge que sa tunique.

D’autres silhouettes solitaires, vêtues de rouge elles aussi, montaient la garde près des descentes, factionnaires chargés d’empêcher des hommes d’aller se réfugier en bas s’ils craquaient ou si le spectacle et le bruit les rendaient fous.

Tyacke ordonna :

— Vous pouvez larguer la drome, monsieur Hockenhull !

C’était toujours un moment redouté, même des marins les plus amarinés, qui savaient pourtant combien les éclis pouvaient se révéler dangereux si une chaloupe était réduite en miettes par un boulet. Mais, comme on affalait les embarcations pour les laisser à la dérive, nombreux étaient ceux qui voyaient disparaître avec elles leur seule et dernière chance de salut si le sort de la bataille était contraire. Amarrées les unes aux autres, elles allaient partir au gré des flots en attendant d’être récupérées par le vainqueur, quel qu’il soit.

— A gréer les filets !

Des hommes coururent exécuter l’ordre, Allday aperçut son fils qui déhalait sur les palans avec ses nouveaux compagnons, pour tendre les filets de protection au-dessus de la grande roue double et des quatre timoniers qui l’armaient.

Un bref regard de Bankart, qui disparut. L’espace d’une fraction de seconde, Allday essaya de se rappeler sa mère, mais dut admettre que, non, il n’en avait pas gardé le moindre souvenir. C’était comme si elle n’avait jamais existé.

— Du Reaper, commandant. Ennemi en vue dans le suroît !

— Faites l’aperçu et transmettez à La Fringante.

Bolitho demanda soudain :

— Vos fifres connaissent-ils La Fille de Portsmouth ?

Le fusilier gonfla ses joues :

— Oui, amiral.

Un oui qui voulait dire : Naturellement.

— Alors, allez-y !

Isaac York porta dans son journal de bord que, ce matin du 12 septembre, tandis que L’Indomptable faisait route sous voilure réduite, les petits tambours et les fifres avaient défilé sur le pont rempli de monde. Sur l’air entraînant de La Fille de Portsmouth, les hommes tapaient du pied en cadence ou sifflotaient en silence.

Allday se tourna vers l’amiral et le gratifia d’un sourire grave.

Bolitho n’oubliait jamais. Et n’oublierait jamais à l’avenir.

 

Bolitho sortit une lunette du râtelier et gagna le couronnement, penché sans même s’en rendre compte pour compenser la gîte.

Il leva lentement son instrument, essayant d’imaginer sa petite escadre telle que l’aurait vue une mouette au petit matin. En ligne de front, L’Indomptable au milieu, une bonne brise soufflant par le travers tribord. Bien établie, comme aurait dit Isaac York. Il repointa sur l’horizon à l’ouest qui était encore à demi noyé dans la pénombre, contrairement à la fine ligne argentée qui s’étendait dans le ciel au levant.

Il serra plus fort le métal glacé pour tenter de maîtriser ses émotions. Les canonniers de la dunette attendaient les ordres après que l’on eut rappelé aux postes de combat. Certains d’entre eux gardaient certainement l’œil sur lui, en se demandant ce que la journée allait leur coûter.

Elle était là, l’Unité de Beer, presque toute la toile dessus et les voiles bien pleines, si bien qu’elle semblait bondir au milieu des embruns qui s’envolaient sous la figure de proue. Sa large flamme était raide comme du métal, image de la puissance navale à son plus haut.

Bolitho ordonna par-dessus son épaule :

— Prévenez le commandant. Dans quinze minutes.

Il leva la tête pour observer la flamme, mais son œil se mit à le picoter comme pour se plaindre.

Avery était paré, le signal enroulé au bout de sa drisse. Ils avaient discuté à l’avance de ce cas, sauf qu’à l’époque Adam commandait encore l’Anémone. Adam allait ressentir durement cette perte, avec des hommes dont il ignorait les capacités, à bord d’une frégate tellement semblable à celle qui lui avait été si chère. Et pourtant, allait-il sans doute se dire, si différente.

Il regagna la lisse de dunette et laissa son regard errer sur toute la longueur du pont.

Les canonniers s’étaient déshabillés jusqu’à la taille en débit du vent et du froid mordant. Leurs corps étaient bronzés, après tous ces mois passés aux Antilles. Beer ne pouvait courir le risque de les perdre. Pas plus qu’il ne pouvait espérer les voir s’enfuir.

Il sortit sa montre et vit que l’aspirant Essex l’observait avec une attention extrême. À ce stade, aucune erreur n’était permise. Beer avait l’avantage du vent, ce qui était déjà assez préoccupant.

Il sentit Allday s’approcher et entendit sa respiration irrégulière. Cette vieille douleur, probablement, qui venait lui rappeler l’ancien temps… et tout le reste. À eux deux, l’Unité et le Baltimore portaient sans doute autant de canons qu’un vaisseau de premier rang. Ensemble ou pris isolément, il serait difficile de les surprendre ou de les vaincre.

Il dit à Avery :

— Monsieur Avery, signal général. Modifier la route. Venir au nord-ouest quart nord !

Les pavillons bariolés s’envolèrent auvent. Il pouvait imaginer le visage volontaire d’Adam, celui de Hamilton à bord de son Reaper, Eames et son air rebondi, sur le Pic-Vert, Eames qui avait transgressé ses ordres pour aller chercher les survivants.

Les gabiers s’étaient déjà alignés le long des vergues, tous les hommes disponibles étaient aux bras et aux drisses. Le moment décisif était venu, le moment qui pouvait les entraîner dans la mort.

— Tout le monde a fait l’aperçu, amiral !

Avery dut s’humecter les lèvres.

Bolitho s’adressa à Tyacke :

— Envoyez !

Les pavillons redescendirent une fois encore avant de s’amonceler en désordre au milieu des timoniers. Tyacke cria :

— Venez bâbord amures, monsieur York. Faire cap au nord-ouest quart nord, serrez autant que possible !

Les manetons de la barre luisaient dans cette lumière étrange. La grande roue commença à tourner, les timoniers gardaient les yeux rivés sur la flamme et la brigantine qui faseyait. L’Indomptable se mit à virer. Bolitho prit une lunette des mains d’un aspirant haletant et la posa sur l’épaule du jeune garçon. On dérabantait les voiles, la toile libérée jaillit des vergues dans un fracas de tonnerre, la grand-vergue se courba comme un arc.

Ils étaient passés de la ligne de front à une formation en ligne de file ; le petit brick était invisible quelque part au-delà du Reaper.

— Larguez les palans ! ordonna Tyacke. Parés à charger ! Monsieur Scarlett, hausse maximale !

Puis, sans prévenir, il se débarrassa de sa coiffure et la lança sur le canon le plus proche.

— Allez, les gars, à l’ouvrage ! Regardez la belle, comme elle vole !

Portant à peu près toute la toile qu’il pouvait supporter, ses voiles bien gonflées tendues par le vent, le vaisseau semblait bondir sur les crêtes. Ils n’étaient plus très loin de l’ennemi, mais en route convergente.

— Toutes les pièces chargées !

Bolitho se retint à un hauban. À demi nus, les canonniers s’activaient équipe par équipe. Les mousses chargés de l’approvisionnement en poudre galopaient dans tous les sens avec leurs énormes gargousses. Les chefs de pièce se baissaient pour vérifier les palans de pointage de leur affût, désormais plus libre de se mouvoir.

— A ouvrir les sabords !

Les mantelets se levèrent des deux bords tout à la fois, comme actionnés par une main unique. L’exercice, toujours l’exercice, et encore l’exercice. Ils étaient parés, le lieutenant de vaisseau Daubeny se tenait près du mât de misaine, sabre sur l’épaule et l’œil fixé sur l’ennemi. Il ne s’agissait plus maintenant de voiles, mais d’une pyramide de toile menaçante qui s’approchait par l’avant du travers bâbord.

Un déluge d’artillerie lourde retentit et on entendit comme un soupir lorsque le petit Pic-Vert partit, désemparé : mât de misaine, vergues, toile arrachée passèrent par-dessus bord, tandis que les boulets tirés à longue portée par l’Unité continuaient de s’enfoncer dans sa coque.

Tyacke brandit son sabre :

— Sur la crête, les gars ! Visez le mât de misaine !

Bolitho joignit les mains, l’œil rivé au sabre étincelant que Tyacke tenait au poing. Le Baltimore faisait cap droit sur le trou laissé entre L’Indomptable et La Fringante d’Adam au bout de la ligne.

Le pont s’inclina légèrement. Les huniers commencèrent à battre en protestant lorsque le vaisseau serra le vent d’un peu plus près.

— Feu !

C’était comme si une avalanche se brisait contre la haute muraille du Baltimore, faisant voler des éclis arrachés aux passavants et aux membrures, désemparant les pièces et trouant les voiles dont certaines se déchirèrent en grand, avant de se découper en lanières que le vent acheva de réduire en lambeaux.

— Signal à La Fringante, monsieur Avery ! Attaquez l’ennemi et harcelez-le sur son arrière !

Tyacke se retourna.

— Il n’aura pas besoin qu’on le lui dise deux fois, amiral !

— Aveuglez les lumières ! Ecouvillonnez ! Chargez !

Les chefs de pièce, noircis par la fumée, levèrent le bras l’un après l’autre.

— Parés, commandant !

— En batterie !

Quelques éclairs percèrent la fumée qui s’épaississait et Bolitho sentit les boulets ennemis s’enfoncer dans les œuvres vives.

Les hommes se regardaient, cherchant un ami, un camarade de poste. Pas un seul n’était tombé et Bolitho entendit des hurlements éraillés : cris de défi, d’orgueil et, par-dessus tout, la folie contagieuse d’une bataille navale.

— Feu !

— Voyez ce salopard, amiral ! s’écria Allday. Son artimon est en train de tomber !

L’appareil à gouverner du Baltimore avait dû être touché ou ses timoniers écrabouillés par la dernière bordée. Quelques rares pièces tiraient encore, mais la cadence était irrégulière et il était désormais incapable de virer de bord.

Bolitho s’essuya le visage d’un revers de manche et vit les longues flammes orange jaillir dans la fumée qui s’étendait au-delà du gros bâtiment américain. Des coups bien ajustés, impitoyables, une pièce après l’autre, qui frappaient la poupe sans protection du Baltimore. Bolitho imaginait Adam, pointant lui-même et faisant tirer chacune de ses pièces, se remémorant ce qu’il avait perdu et qu’il ne retrouverait jamais.

Scarlett se mit à hurler :

— Le Reaper est touché, amiral ! – il ne parvenait pas à y croire, comme rendu fou : Les salauds !

Bolitho laissa retomber sa lunette. Le Reaper était débordé. Pratiquement démâté, les voiles transformées en lambeaux noirâtres, il tombait sous le vent. Il n’avait plus de pavillon, le pont offrait un spectacle de massacre. Des pièces renversées, des hommes et des morceaux d’hommes ; son brave commandant, James Hamilton, pris dans un jeu fait pour les plus jeunes que lui, tué sur sa dunette où il avait commandé jusqu’à la fin. Ce n’était pas pour lui, il aurait dû rester dans l’Honorable Compagnie, Bolitho baissa les yeux sur sa main, la serra jusqu’à ce que tout le sang s’en soit échappé. Ni pour moi.

— En batterie ! Pointez ! Feu !

De la fumée rentrait en tourbillons par les sabords et fit tousser Bolitho. Une fumée âcre, rude, aveuglante.

Le Reaper ne pouvait pas s’en tirer. Un petit sixième rang de vingt-six canons contre la puissante artillerie de Beer.

Il s’essuya les yeux, Avery l’observait, étrangement calme. Il parvenait à se détacher du spectacle des vaisseaux hachés et des corps pantelants qui accompagnaient la fin soudaine du Pic-Vert, comme il l’avait fait tant de fois.

— Toutes les pièces rechargées, commandant !

Le regard de Scarlett allait de Tyacke à l’amiral.

Un lourd silence s’était abattu sur le bâtiment, même le vent s’était calmé un instant. Ils dérivaient dans une fumée aussi épaisse que du brouillard, on n’entendait que les départs étouffés des mousquets et des pierriers, l’air sentait le bois carbonisé. On eût dit les portes de l’enfer.

Puis il vit les huniers de l’Unité qui montaient dans le ciel, les voiles percées çà et là, placides au-dessus de la fumée et du carnage qu’elle dissimulait.

— Parés, les gars !

Bolitho voyait le sabre de Tyacke, il se demanda si, pendant ces quelques secondes critiques, le destin allait décider que son tour était venu.

Mais le sabre échappa à la main de Tyacke au moment où la bordée explosa dans des volutes de fumée. Tout n’était que furie et folie, des espars tombaient, des éclis volaient dans tous les sens. Des hommes mouraient, d’autres étaient transformés en bouillie sanglante, encore debout et tétanisés par l’énormité du bombardement.

On apercevait des formes distordues, irréelles : le grand hunier bascula, passa par-dessus bord. Les cadavres de quelques fusiliers s’écrasèrent dans les filets avant de glisser dans la mer, épaves humaines.

Des mains l’aidaient à se relever, mais il ne se souvenait pas d’être tombé. Son bicorne avait disparu, ainsi que l’une de ses belles épaulettes. Il avait du sang sur le pantalon, mais ne sentait rien. Il aperçut l’aspirant Deane qui l’observait depuis la lisse. La moitié de son corps, ce corps si juvénile, était déchiquetée de manière obscène.

Bolitho entendit Avery l’appeler, mais cela semblait si loin, alors qu’ils étaient presque l’un contre l’autre.

— Vous avez été touché, amiral ?

— Je ne crois pas, réussit-il à articuler.

Il sortit le vieux sabre de son fourreau. Allday était accroupi tout près, brandissant son coutelas. A demi aveuglé, il essayait de voir ce qui se passait à travers la fumée.

Quelqu’un hurla :

— A repousser l’abordage ! Fusiliers, face au bord !

Bolitho s’essuya encore le visage d’un revers de manche. Il y avait encore des traces de vie et d’ordre à bord. Les haches étincelaient dans les cordages arrachés et au milieu des espars qui traînaient le long de la muraille. Il entendit le bosco crier : « Du monde aux bras par ici ! »

Tyacke s’était lui aussi remis debout, sa vareuse toute déchirée par les drisses libérées qui avaient manqué l’entraîner par-dessus bord. Mais les pièces étaient toujours chargées, attendant son ordre.

— Allez-y !

Bolitho serait tombé si Allday ne l’avait pas pris par le bras. Le pont était glissant, l’odeur douceâtre de la mort plus forte que celle de la poudre enflammée.

Tyacke le regarda avant d’abaisser son sabre.

— Ouvrez le feu !

L’ombre de l’Unité s’élevait au-dessus d’eux, elle avait déjà cargué les voiles et les Américains rangés sur le passavant se préparaient à monter à bord de L’Indomptable qui dérivait.

La voix de Tyacke sembla ressusciter des souvenirs, un sens de la discipline qui ne s’était pas complètement évanoui. Les coques étaient toutes proches l’une de l’autre et les vingt-quatre-livres de L’Indomptable tonnaient comme au plus fort d’un cauchemar.

Chacun semblait retrouver du courage, là où l’on ne voyait auparavant que la fureur du combat. L’œil fou, les marins et fusiliers postés près des filets de L’Indomptable qui avaient survécu se ruèrent à l’assaut en poussant des hurlements. On entendait le choc des sabres et des poignards, les hommes atterrirent sur le pont de l’ennemi. Quelques-uns tombèrent sous les coups de mousquet ou de pistolet, une cartouche de mitraille faucha le capitaine du Cann et quelques-uns de ses fusiliers, avant que la ruée sauvage s’empare du pierrier et réduise en charpie le servant isolé.

Soudain, on entendit des cris de joie, en anglais cette fois, et, un court instant, Bolitho crut que le convoi arrivait à leur secours.

Mais c’était La Fringante qui avait jeté ses grappins sur l’Unité de l’autre bord. Adam et son équipage sautaient déjà sur le pont.

Allday, parant un coutelas d’un côté, frappa un autre Américain avec une telle violence que sa lame lui trancha presque le cou. Mais ce geste était à la limite de ses forces. Une douleur envahit sa poitrine et il ne voyait plus ce qui se passait devant lui.

Avery essayait de se porter à son secours. Allday voulait le remercier, faire ce qu’il avait toujours fait : rester près de Bolitho.

Il essaya de crier, ne réussit à émettre qu’un son rauque. Il avait l’impression de voir des images défiler devant lui. Scarlett qui hurlait en se taillant un chemin à coups de lame sur le pont rougi de sang, son sabre d’abordage gris métal dans le soleil noyé de brume. Puis la pointe d’une pique, immobile entre deux marins, comme un serpent. Et l’épieu se rua sur l’officier à la vitesse de l’éclair. Scarlett lâcha son sabre et s’agrippa à la pique qui se plantait dans son ventre. Son cri cessa, il tomba derrière les silhouettes qui continuaient à se battre derrière lui.

Il aperçut Sir Richard qui se battait contre un grand lieutenant de vaisseau américain, le fer tintait et raclait, chacun essayait de trouver la faille chez son adversaire. Avery, qui s’en était rendu compte lui aussi, sortit un pistolet de sa vareuse.

Tyacke cria :

— L’amiral ! Abattez-le !

Se retournant, il vit un officier qui se précipitait sur lui, sabre en main. Presque dédaigneux, il découvrit ses horribles cicatrices ; l’homme marqua un instant d’hésitation et perdit son sang-froid. Il aurait fait de même avec un marchand d’esclaves.

On entendit soudain une clameur assourdissante, des cris de joie qui n’en finissaient pas, à vous percer les oreilles. Des hommes se congratulaient, se donnaient de grandes bourrades. D’autres regardaient autour d’eux, tout surpris, ne sachant pas s’ils avaient gagné ou perdu, faisant à peine la différence entre amis et ennemis.

Puis ce fut le silence, les bruits de la bataille et les cris de blessés maintenus à l’écart, comme de nouveaux ennemis.

Bolitho s’approcha d’Allday pour l’aider et, avec Avery, le remit debout. Avery déclara seulement :

— Il essayait tout simplement de vous protéger, amiral.

Mais Allday était à quatre pattes, les mains et les jambes couvertes de sang, le regard suppliant. Il implorait :

— John ! C’est moi, John ! Ne nous abandonne pas !

Bolitho voyait Allday qui, incapable de marcher, continuait d’avancer sur les genoux. Avec une délicatesse extrême, il prit le corps de son fils dans ses bras. Bolitho lui dit :

— Je suis ici, laissez-moi faire, mon vieux.

Mais le regard qu’il croisa était vide, c’était le regard d’un étranger. Allday répondit seulement :

— Non, pas tout de suite, sir Richard. Laissez-moi rester quelques minutes avec lui.

Il dégagea les cheveux collés sur le visage de son fils, si immobile, figé comme au moment du coup.

Bolitho sentit une main se poser sur son épaule. C’était Tyacke.

— Quoi ?

L’ennemi s’était rendu mais cela n’avait plus d’importance. Seul comptait Allday, et sa profonde douleur. Tyacke se tourna vers lui. Au milieu de ce pont et de cette foule, il était seul avec sa peine. Il dit brutalement :

— Je suis désolé, sir Richard.

Il attendit que l’amiral lui prête attention.

— Le commodore Beer vous demande.

Il leva la tête vers le ciel qui se dégageait, comme pour les laisser panser leurs plaies et réparer leurs avaries. S’il était étonné d’être encore vivant, il n’en laissait rien paraître. Il expliqua :

— Il est mourant.

Puis, plein d’amertume, il empoigna une pique tombée là et la lança avec rage contre l’échelle de dunette.

— Et tout ça pour quoi ?

Bolitho trouva le commodore Beer allongé contre l’habitacle à demi brisé. Son chirurgien et un officier qui portait un pansement essayaient de l’installer le plus confortablement possible.

Beer leva les yeux vers lui.

— Je savais bien que nous finirions par nous rencontrer.

Il essaya de tendre la main, mais elle était trop lourde et retomba dans son giron.

Bolitho s’accroupit pour la lui prendre.

— Cela devait se terminer par une victoire. Pour l’un ou l’autre d’entre nous.

Puis, se tournant vers le chirurgien :

— Je dois vous remercier d’avoir sauvé la vie de mon neveu, docteur. Même à la guerre, il faut continuer à aimer son prochain.

La main du commodore pesait de plus en plus dans la sienne, la vie s’échappait de lui comme le sable qui s’écoule dans le sablier.

Il ouvrit les yeux et déclara d’une voix forte :

— Votre neveu… oui, je me souviens maintenant. Il y avait un gant de femme.

Bolitho jeta un coup d’œil au chirurgien français.

— Ne peut-on rien faire pour lui ?

Le médecin hocha la tête. Plus tard, Bolitho devait se rappeler qu’il avait les larmes aux yeux.

Il se retourna vers Beer, son visage ridé. Un homme d’une immense expérience. Il songeait à la colère, à l’amertume de Tyacke. Et tout ça pour quoi ?

— Quelqu’un qui lui était très cher…

Mais le beau visage vif et intelligent de Beer était figé, immobile.

Allday aida Bolitho à se relever.

— On s’en est bien tirés, sir Richard ?

Bolitho vit le lieutenant de vaisseau Daubeny qui passait, le pavillon étoilé roulé sur l’épaule. Il prit Allday par le bras et découvrit Adam qui, au milieu des débris, les regardait.

— Oui, mon vieil ami. Les choses deviennent plus difficiles.

Il tendit le bras vers Daubeny :

— Étendez ce pavillon sur le corps du commodore. Je ne veux pas l’en séparer à présent !

Il grimpa lentement sur les espars tombés et de là, sur la dunette ravagée de L’Indomptable. Il se retourna et reprit le bras d’Allday :

— Oui, on s’en est bien tirés.

Les hommes le regardaient. Que pensaient-ils vraiment au fond d’eux-mêmes ? Fierté, vanité ? Le besoin de vaincre, quoi qu’il en coûte.

Il effleura le médaillon sous sa chemise toute souillée, une chemise qui, quelques heures plus tôt, était immaculée. Il dit tout haut :

— Je ne t’abandonnerai jamais, tant que je serai en vie.

Malgré ce carnage, ou peut-être à cause de lui, il savait qu’elle l’entendait.

 

Au nom de la liberté
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